Portrait

Publié le par Sonia

Je suis posé, là. Quelqu'un a dû me poser, là, parmi vous. Figé sur le bas-côté, tout près de vous, installé tranquillement, juste à côté de la vie. 

Je suis posé, je suis docile, je suis presque transparent.  

Assis, debout, au péage, dans le métro, sur la plage, sur un banc, au bureau, derrière un écran, dans votre lit parfois, c'est moi. Je me distrais. Tout près de vous, déposé dans toutes les positions. C'est à peine si vous me remarquez, c'est à peine si vous sentez mon souffle, c'est à peine si je respire encore. Je suis le tout premier à oublier que je suis là. Je reste, le temps passe, je me tiens le plus loin possible de moi, et ainsi je me rapproche de vous. Je maintiens la position, de loin, de près, je vous aperçois en plein mouvement. Je vous vois, vous agiter, hésiter, ralentir. Je vous regarde vivre, et ça me va bien. 

Vous. Tous. Ma famille, mes collègues, des inconnus croisés au hasard des rues, je les aspire. Leurs ombres. Leurs lumières. C'est tout cela que je respire bien plus que l'air qui m'entoure, et chacun d'entre eux, à leur manière, de mille manières, me nourrissent, donnent la becquée au petit oisillon que je ne suis pas. Ca me suffit, ça me va. Je puise dans leurs vies, j'inspire dans leurs ambitions, je renifle leurs rêves. Je me remplis de la vie des autres et jamais, jamais je ne recrache. J'absorbe. J'ingurgite. J'encaisse. 

C'est un chemin à parcourir - parce qu'il faut bien prendre un chemin, sinon quel choix ?- c'est le chemin le plus simple, direct, que j'ai trouvé pour m'échapper de tous les chemins que je n'ai pas pris. Pour me sauver, pour me dérober du vide, du gouffre de mon existence. M'échapper à travers vous. Echapper à la peur, à la terreur de devoir remplir sa vie, la terreur ne serait-ce que d'essayer, la terreur d'échouer, de ne rien faire de moi qui vaille, d'être noyé dans la masse, d'être à peine devenu, d'être devenu un type ordinaire parmi les types ordinaires.

Sauve qui peut. 

Pourtant, j'ai des rêves. Mes éternels rêves d'adolescent collés à mes basques au jour le jour. Je ne les poursuis pas mes rêves, ils sont agglutinés à l'intérieur de moi. La plupart du temps, ça se soumet, ça se fait oublier, mais parfois, au détour d'un parfum, d'un regard, d'une note de musique, d'un frôlement de main, ça se révolte violemment, terrible soubresaut. Chaque jour, tour à tour, je fais le dompteur avec les fauves emprisonnés, je joue un jeu de dupes désespéré, je plaque mes pas dans les vôtres, je fais corps avec vous, qu'ils nous confondent, qu'ils ne me rattrapent pas tout à fait, mes foutus rêves d'adolescent. Qu'ils me laissent en paix, qu'elles se taisent les voix, qu'il s'éteigne pour de bon l'espoir, les regards empreints d'attente, qu'ils restent à l'abri, séquestrées les notes de musiques, étouffés les poèmes d'amour, anesthésiés par le froid, la sécheresse du coeur qui viendra, celle des rides qui se forment sur mon visage…

Je veux capituler. 

Je ferai un jour… Demain. Demain, ce sera bien. Demain, oui, ce sera bien mieux. Ce sera demain le moment. Mon moment. 

J'ai peur. J'ai peur de moi, tout le temps. Le passé, le présent, l'avenir. Je joue les gros bras pour meubler le vide des secondes qui s'égrènent dans ma vie rétrécie, j'empoigne les vôtres de vies, de tout mon être. Ca me prend toute mon énergie, ça me mobilise entièrement de m'oublier. De scruter. D'attraper, de saisir. Des battements de cils aux pieds qui trébuchent, des vieux, des gosses, des femmes emmurées, des encravatés, des mecs en short, des chiens au bout des laisses. Des conjoints, en pleine lumière. Des qui se rassurent à haute voix. Des amants dans l'ombre aux parfums d'éternité. Des qui s'étreignent dans un souffle, court, et se disent au revoir, c'était bien, jusqu'au prochain printemps.  

Je reste figé, déposé comme une pierre lourde au fond d'un lac qu'aurait absorbé depuis le commencement du monde, toutes les vies, toutes les existences, tous les chagrins, tous les sourires, tous les amours, tous les souvenirs, tous les jours et toutes les nuits. En silence, ni cris, ni douleur, je suis posé là. Je tiens la distance. A l'extérieur, ça ne moufte pas. Le corps est impeccable. Je fais du sport, de la course à pied, ça me donne le sentiment de maîtriser quelque chose dans ma vie, d'avancer vers quelquepart. Un pas après l'autre, un pas devant l'autre. Devant. Devant. En mouvement. En vie. Devant soi. J'illusionne.

A l'intérieur, ça séquestre les monstres. Ca s'agrippe, ça s'agrippe à ce qu'on pourrait bien faire demain, à tout ce qui reste de possible, à tout ce qu'on doit encore taire. 

Et puis, je souris sur la photo. De toutes mes dents, je souris. Et j'attends. Que pourrais-je faire d'autre que sourire, que d'attendre, que de tenir ? Alors, je tiens. Je souris et à mon sourire angélique, peu de gens, peu de femmes y résistent.

Les femmes. Une femme, puis une autre femme, puis une femme, puis une autre femme.

Une branche, puis une branche.  

J'ai épousé une femme. Une femme qui me convient. Une femme à qui je souris tous les jours. Une femme qui m'aime, une femme que j'aime bien. Qui ne me connaît pas, qui ne me dérange pas, qui ne me bouscule pas. Une femme qui me convient pour ce que je suis incapable de donner à quelqu'un. 

Je suis figé, à côté de ma vie. J'écoute patiemment de la maison les bruits, du dehors la pulsation du monde, du dedans, l'effondrement.  J'attends. Ca fait pas mal, je crois que ça ne fait pas mal mais ne me regardez pas. J'observe le mouvement de la vie des autres, ceux qui nagent dans la rivière en suivant le courant. Moi, je suis à l'arrêt, fatigué, et je pose ma tête, parfois, sur des genoux ; des mains caressent doucement mes cheveux tel un enfant qu'aurait le corps d'un vieillard ankylosé, qu'aurait vécu toutes les vies sauf la sienne et qui à force de s'accrocher à une bouée, n'a toujours pas appris à nager.  

 

 

« Ecrire, c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit. »

  (Marguerite Duras)

 

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C
Bravo. Oui vraiment. Je n'ai pas lu de texte comme celui-là depuis longtemps. D'ailleurs je n'en ai jamais lu puisqu'il est unique. Quelle force bordel, quelle force.
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L
C'est saisissant, oui.
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C
Oui, c'est très beau, Sonia. Et l'image finale de ce naufragé de la vie est absolument magnifique.
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Y
Magnifique...saisissant...une vraie claque....ce texte ne se lit pas, il se vit, totalement.<br /> Il est tout en sensations, en émotions.<br /> Manque plus que les odeurs tiens......bientôt l'odorama ? Chic !
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